dimanche 2 décembre 2007

Toi le journaliste je vais te casser la gueule

C'est une bonne question?


Peut-on encore se rendre en banlieue pour raconter ce qui s’y passe ? Un journaliste qui s’y rend doit-il se préparer à essuyer une émeute ? J’aurais répondu par la négative avant de me rendre mardi à Villiers-le-Bel

Chou, Pierre (journaliste à 20Minutes) et moi, marchons ce mardi dans Villiers-le-Bel à proximité de la bibliothèque qui a été saccagée la veille. Nous marchons sur le trottoir en face de celle-ci et continuons de monter. Une voiture arrive en trombe et se fait klaxonner. Lui refuse-t-on la priorité ou la refuse-t-il ? Quoi qu’il en soit, l’homme sort de sa voiture en hurlant. Hurlant contre le chauffeur qui vient de le klaxonner, hurlant contre ceux qui sont à proximité. L’homme qui conduit a environ 30 ans. Il est petit mais extrêmement nerveux, comme agité de spasmes. Il semble en rage, fait demi-tour en faisant crisser ses pneus. Un enfant noir d’environ 6 à 7 ans est assis à côté de lui. J’apprendrai par la suite qu’il s’agit peut-être du petit frère de Larami, l’un des deux jeunes garçons morts dimanche.

Mais l’homme sort de sa voiture et voit Pierre le journaliste de 20Minutes. Pierre n’a pas de chance, il est grand, blond et pour tout dire blanc. Ses vêtements aussi font de lui le bouc-émissaire idéal. Ce matin, il ne savait sans doute pas qu’il devait se rendre en banlieue. En trente minutes, il est passé du temple de la bourgeoisie parisienne à la pure cité de banlieue. Des Galeries Lafayette, où nous étions pour participer à la conférence de rédaction du journal 20Minutes, à Villiers-le-Bel.

Pierre fait donc trop clean tout en étant habillé simplement avec un jean, un cuir marron et un sac. Pour tout dire, il fait journaliste, il l’est jusque dans le stéréotype des jeunes qui ont décidé que « les journalistes ne font que raconter des mensonges ». Quand l’homme de 30 ans le voit, nous comprenons qu’il a décidé immédiatement que Pierre va payer pour tous les autres, tous ceux qui font parti de l’autre camp. Il marche immédiatement sur lui. Il aboie plus qu’il ne crie. « Qu’est ce que vous foutez là ! On ne veut pas de journalistes ici », puis il ajoute, « toi, le journaliste avec la sacoche, je vais te caser la gueule ! »

L’envoyé de 20Minutes qui visiblement l’avait repéré avant moi, accélère le pas et baisse la tête en faisant semblant de ne pas le voir. En quelques secondes l’homme le rattrape puis le pousse, l’attrape enfin. Je fais semblant de rien et les rejoins, je m’interpose en disant à l’agresseur de se calmer. Mais cet homme est déjà parti bien loin au-delà de toute discussion et de toute explication. Il ne veut pas parler et peut-être ne le peut-il pas. Pourrait-il expliquer cette colère, cette rage ? Est-elle due, comme nous l’ont dit tous les habitants que nous avons interrogés, à l’impression que les médias dans leur ensemble ont choisi un camp ? Est-ce les larmes refoulées pour un ami, un voisin ou un jeune aimé qui est mort ? Est-ce la colère pour des policiers haïs dont ils supposent qu’« ils s’entendent comme d’habitude pour raconter que des mensonges ». En tout cas, l’homme est au-delà de toute parole.

Alors, il fait la seule chose que l’on peut faire dans ce genre de cas. La chose qui, pense-t-il peut-être, va rétablir la balance et imposer le respect. Il donne un coup. Je suis à côté quand je vois le poing partir, j’avance vers eux faussement dégagé en espérant stopper une tension dont je sens qu’elle peut nous exploser à la gueule. En fait je sais maintenant que je me trompe. Elle va surtout exploser à la gueule de ce pauvre Pierre qui avec son sac fait trop journaliste.

Alors que j’interviens pour calmer l’homme, il s’en prend à moi. Quelle idée ai-je eu moi aussi de venir avec un putain de sac ? L’homme m’attrape tandis que Pierre commence à reculer. Mais d’autres arrivent, trois, quatre puis cinq jeunes commencent à l’entourer. Deux autres viennent sur moi. Sale mardi après-midi en vu… Je tente de les calmer, mais une énorme bombe lacrymogène est sortie par un jeune Noir qui la dirige vers Pierre. Un premier jet sort mais ne semble pas l’atteindre. Il faut dire que la foule grossit jusqu’à se composer d’une trentaine de personnes. Un jeune lui donne un coup de pied tandis que j’arrive à me dégager de l’homme qui me tenait. J’approche de Pierre pour partir avec lui.

L’homme toujours furieux revient à la charge. Quelques voix crient à deux reprises : « Allez-vous-en, qu’est ce que vous foutez là ? » Pierre et moi tentons de nous dégager et de partir mais les coups de pied et de poing s’abattent sur lui de façon désordonnée. Des jeunes d’environ une dizaine d’années interviennent aussi, s’accrochent à lui, manquent de le faire tomber. La bombe également est réutilisée. Le jet flotte dans l’air doucement et m’entoure tandis que je pousse le journaliste qui court maintenant accompagné de Chou. Je les vois qui descendent la pente au pas de course en tentant d’appliquer les injonctions qui nous disent de fuir. Les jeunes les poursuivent par groupes de quatre à cinq personnes. A plusieurs reprises, des personnes âgées interviennent et lui permettent de se dégager.

Un des frères aînés de Larami permet définitivement à Pierre et Chou d’échapper à leurs poursuivants tandis que je les rejoins moi-même difficilement. Nous avons les yeux rouges, je ne vois plus rien à cause de la bombe lacrymogène. Nous nous éloignons rapidement trop heureux d’en être sortis à si bon compte. Je me dis que si en pleine journée cela a pu se passer ainsi, il y a peu de chance pour que la nuit se passe sereinement. Sur le trottoir, un peu plus loin, nous parlons au même frère de Larami. Il me dit qu’il ne souhaite pas donner son nom. Soulagé, Pierre le remercie. Après un silence, son frère pour seul mot nous présente l’amie de son frère décédé en nous disant d’un hochement de tête : « C’est la petite amie de Larami. »

C’est une jeune fille d’environ une quinzaine d’années. Je veux avancer la main pour lui dire bonjour et lui dire que je suis désolé pour son petit ami. Elle sursaute, se cache derrière le frère de Larami et secoue la tête rapidement pour toute forme de dénégation. A-t-elle peur ? Se cache-t-elle ainsi derrière le corps massif de son aîné pour se protéger ? Peut-être est-ce parce qu’elle considère que je fais moi aussi parti de ces journalistes, de ces policiers et donc pour tout dire de ses ennemis. Ceux dont on peut dire qu’on ne leur fait plus confiance parce qu’on pense qu’ils mentent ou qu’ils trichent. En tout cas ceux à qui on ne sait pas ou plus parler et dont on a l’impression, peut-être à raison, qu’ils ne savent plus écouter. Alors, tout doucement, une larme, seule, glisse silencieusement sur sa joue.

Axel Ardes

http://20minutes.bondyblog.fr/news/toi-le-journaliste-avec-la-sacoche-je-vais-te-caser-la-gueule

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