mercredi 14 novembre 2007

Ben Barka: France 2 complice des services marocains?

Par Joseph Tual (Journaliste)

Voilà bientôt dix-sept ans que je travaille sur l’affaire Ben Barka. Dix-sept ans d’enquête pour France 3, des heures et des heures d’entretiens, de recoupements, de lecture d’archives. Cela en valait-il la peine? Oui, sans aucun doute.

Mehdi Ben Barka est enlevé en plein cœur de Paris le 29 octobre 1965. Quarante-deux ans se sont écoulés depuis. Trois journalistes y ont consacré des pans entiers de leur vie professionnelle, Daniel Guérin, Jacques Derogy, tous deux décédés aujourd’hui, et moi-même, qui continue l’enquête. J’ai profité et appris de leur travail et je me sentirais bien lâche de ne rien dire aujourd’hui, alors que France 2 s’apprête à diffuser un téléfilm sur cette affaire, réalisé à partir d’éléments faux et basés sur le témoignage d’un usurpateur: Ahmed Boukhari.

"La tête de Ben Barka est là"

Mais revenons au début. En 1992, je recueille le témoignage de trois hommes, les frères Bourequat. Ces trois frères sortent de dix-huit ans d’enfermement, dont dix dans le terrible bagne de Tazmamart. Au cours de leur détention, ils ont été "voisins" des truands français impliqués dans l’enlèvement de Mehdi Ben Barka; l’un des trois frères, Ali, apprend de la voix d’un des truands: "La tête de Ben Barka est là, enterrée devant ta cellule." Ils se trouvent alors dans une petite prison appelée PF3 (Point Fixe N°3).

Pour vérifier ce point, il faudrait effectuer des fouilles au PF3. Je vais au Maroc, à la recherche de cette prison. Muni de toutes les indications fournies par mes témoins, je trouve, avec l’aide de mon confrère marocain Ali L’mrabet*, le fameux PF3. Je le filme et diffuse le sujet sur France 3 national. Ce reportage a été versé dans la procédure actuelle de l’instruction (ouverte depuis 1975), puisqu’il apporte des éléments nouveaux.

Nous sommes en 2000. Hassan II vient de mourir, en juillet 1999. Durant tout mon séjour au Maroc, je suis suivi 24 heures sur 24 par les hommes de la DST marocaine. Ce reportage, pour les services marocains, c’est une catastrophe! Le général Laanigri, chef de la DST marocaine à l’époque, fulmine. Colère aussi chez les généraux Kadiri et Benslimane, respectivement chef de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), et chef de la gendarmerie. Tous deux, par ailleurs, impliqués directement dans l’affaire Ben Barka.

Où, quand, et pour qui est née l’idée du témoignage Boukhari?

En 2001, Ahmed Boukhari donne des pages et des pages de prétendues révélations au Journal-Hebdo, à Casablanca. L’homme fournit moult détails sur l’affaire Ben Barka. Il sent bon le scoop. Et ça marche! L’homme, à première vue, est habile, il distille dans son texte très volumineux une quantité de mensonges probablement dictés, un subtil mélange de déjà connu et d’élucubrations, mais pour les détecter il faut lire et relire le dossier d’instruction établi entre 1965 et 1966 par le juge Zolinger. Un travail de recoupement négligé par mes confrères. Pourquoi?

De mon côté, je soumets toutes mes interrogations et le fruit de mes recherches à maître Buttin, l’avocat historique de l’affaire Ben Barka. Tous les deux, nous pointons les aberrations du témoignage de Boukhari. Un vrai ball-trap à bêtises ou contre-vérités: l’attentat d’Alger contre Ben Barka, sur lequel d’ailleurs débute le téléfilm de France 2, n’a jamais eu lieu. La séance de torture à Fontenay-le-Vicomte n’a jamais été établie judiciairement. Ce ne sont que les dires du mythomane Figon, l’un des truands de la bande, connu déjà à l’époque pour ses nombreux séjours en hôpital psychiatrique. Quant à la perquisition à Fontenay-le-Vicomte chez Boucheseiche, lieu où disparaîtra Ben Barka, les hommes du commissaire Bouvier n’y ont rien trouvé, contrairement à ce qu’affirme Boukhari et à ce qui est dit dans le film. C’est du témoignage de Figon dont s’inspire Boukhari, un témoignage qui se retrouve à la Une de L’Express en 1966, sous le titre pompeux: "J’ai vu tuer Ben Barka".

Après un travail de recoupement, encore une fois, je constate que cet article, d’une source très floue, fut quelque peu dénaturé et gonflé par la direction de L’Express de l’époque, motivée en cela par la course au scoop. L’imprudence est commise, et elle fait encore des dégâts aujourd’hui, car, de cet article, Boukhari s’est largement et copieusement inspiré. Mais lui, donne des noms aux participants: les frères Achaachi (les policiers marocains), Miloud Tounsi (le fameux Larbi Chtouki), Boubker Hassouni (l’infirmier). Pour les personnes qui n’ont pas le dossier Zolinger sous les yeux, ce sont des révélations sensationnelles. Eh bien non! Ils sont tous déjà cités dans la procédure de l’époque. Pour maître Buttin et moi, rien de nouveau.

Ce qui pouvait embarrasser les pouvoirs français comme marocain, à l’époque des faits, les arrange avantageusement aujourd’hui, car le dossier d’instruction est toujours ouvert, et devient très menaçant pour le régime au Maroc. Le juge actuel, Patrick Ramaël, est en effet très motivé dans sa recherche de la vérité et très précis dans les commissions rogatoires qu’il délivre auprès de la justice marocaine. Après publication dans les journaux, Boukhari ne s’arrête pas là, il veut le livre, qui, pour lui, est l’aboutissement ultime de son travail au service de Sa Majesté Mohamed VI.

La cuve magique

Bourkhari, dans sa hâte à faire publier son œuvre, envoie ses manuscrits tous azimuts. J’en récupère un, puis deux, trois et enfin un quatrième et là! Stupeur, ils ne sont pas identiques! Ecrit à la main, Boukhari première version, se met en scène, rivé au téléphone du "Cab1", service secret d’Hassan II, rue Moulay Idriss à Rabat à l’époque, il est de permanence. Or, dans la procédure Zolinger, ce poste est occupé par le jeune capitaine qui deviendra le Général Hosni Benslimane; manuscrit numéro 2, il se met en scène directement à Fontenay-le-Vicomte et voit l’arrivée de Medhi Ben Barka chez Boucheseiche. Il dit alors être le garde du corps du policier marocain Mohamed Achaachi, chef du service des opérations du Cab1.

Alors quelle version croire? Heureusement que la fin est la même et c’est là le but essentiel de la mission de désinformation de Boukhari: la cuve d’acide qui désagrège tout, y compris la vérité. Il est inutile de chercher le corps de Mehdi Ben Barka, il a été dissous dans l’acide de la cuve magique. Car elle est magique, cette cuve. Non seulement elle dissout les corps mais en plus, aux yeux d’un public désinformé, elle dissout l’intérêt d’une commission rogatoire qui exige des fouilles au concret PF3.

Je récupère dans le manuscrit les plans de ladite cuve. Après analyse, des ingénieurs chimistes partent dans une franche rigolade et le verdict tombe: impossible, fantaisiste, du roman! Le gardien de la paix Boukhari, son véritable grade, nous dit en fait: "Circulez, il n’y a plus rien voir!"

Si le livre "Le Secret" de A. Boukhari (éditions Michel Laffont), passe somme toute inaperçu, le téléfilm qui en est sa parfaite adaptation risque, lui, de faire beaucoup de dégâts dans une opinion mal informée. "L’Affaire Ben Barka", réalisée par Jean-Pierre Sinapi pour France 2, est le parfait copié/collé du livre de Boukhari. Potentiellement, dix ou quinze millions de personnes manipulées et désinformées, d’où, et c’est un euphémisme, ma surprise!

Le ministre Sarkozy sommé de se poser à Marrakech

Non, Monsieur le président de France Télévisions, vous ne pouvez pas laisser passer une telle infamie. L’acide, pour reprendre la thèse de Boukhari, revient à dissoudre toute l’information judiciaire ouverte depuis 1975 pour l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi Ben Barka. Et croyez moi, ce n’est pas un sujet léger qui pourrait distraire innocemment les téléspectateurs!

J’en veux pour preuve qu’en mai 2006, notre ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, à son retour d’une tournée en Afrique noire, est sommé de se poser sur l’aéroport de Marrakech. Les sécuritaires marocains sont sur le tarmac pour l’accueillir. Au menu des discussions? L’affaire Ben Barka. Et de cela, Sarkozy est tout estomaqué.

L’inquiétude des officiels marocains porte sur la récente convocation de Driss Basri, leur ex-ministre de l’Intérieur sous Hassan II. La teneur exacte de leur entretien, je ne la connais pas. Mais ce dont je suis sûr, et cela m’a été confirmé par deux sources différentes, c’est qu’ils ont parlé de l’affaire Ben Barka. Bientôt, notre Président ira au Maroc. Quelles pensées le guideront? L’application stricte de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1789? Ou la vision commerciale de la diplomatie française sur le régime actuel du Maroc? Ce voyage sera-t-il précédé d’un geste de rupture qu’il affectionne tant? Rompre avec les assassins et soutenir la famille Ben Barka après quarante-deux ans d’amnésie volontaire du pouvoir français? Nous verrons…

Pour l’instant, France 2 n’est que victime d’une manipulation des services marocains. Mais si la décision est prise de diffuser, en l’état, ce téléfilm, elle devient complice de la manipulation et par là même c’est toute la crédibilité de France 2 et au delà, de tout le groupe France Télévisions auquel j’appartiens qui est menacée. Nous sommes face à un dilemme, j’en conviens: 5,4 millions d’euros de budget mis au service du contre espionnage marocain, une très bonne affaire pour eux. Surtout que le produit du réalisateur Sinapi est bon dans la forme.

Medhi Ben Barka était porteur d’une autre voie pour l’avenir du Maroc. Hassan II en a décidé autrement. Le constat est dur. Aujourd’hui, le Maroc a évolué, certes, mais le Makhzen -mot usuel du peuple marocain pour désigner les courtisans corrompus- est toujours là, au poste de commande du régime royal. Usant de son pouvoir pour étouffer toute velléité légitime de liberté des sujets marocains qui, je l’espère, pourront un jour enfin s’en affranchir.

* Ali L’mrabet, journaliste au journal Demain, condamné à quatre ans de prison ferme en 2004 pour diffusion d’une caricature du Roi.

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