samedi 24 novembre 2007

UKRAINE-RUSSIE • Grande Famine : un silence de mort à Moscou

Pour Moscou, qui ne commémorera pas le 75e anniversaire, le temps n'est pas encore venu d'assumer cet héritage de l'Etat soviétique. Pourtant, la terrible famine planifiée de 1932-1933, qui a décimé des millions d'Ukrainiens, a également frappé les Russes et même les Kazakhs.
Le mémorial de la Grande Famine de 1932-1933, à Kiev
AFP
Samedi 24 novembre, toute l'Ukraine célébrera le 75e anniversaire de la Grande Famine (ou "Holodomor", terme consacré qui signifie littéralement "exécution par la faim") de 1932-1933. Des cérémonies en mémoire des victimes se dérouleront partout à travers le pays. A Kiev, place Mikhaïlovskaïa, le président Viktor Iouchtchenko s'adressera à la nation, dans un discours qui sera retransmis en direct par plusieurs chaînes nationales. L'ampleur des commémorations a été annoncée non seulement aux Ukrainiens, mais au monde entier. Iouchtchenko a appelé ses compatriotes vivant dans les divers pays du globe à allumer des bougies en signe de deuil. On ignore en revanche comment cette date sera célébrée en Russie, pays qui n'a pas non plus été épargné par la famine. [Les Ukrainiens veulent obtenir la reconnaissance du fait que cette famine était organisée et expressément dirigée contre eux, en vue de les anéantir, plus que de briser une opposition à la politique agricole de Staline.]

Je ne voudrais pas devoir me contenter d'expliquer à mes enfants qu'un jour de décembre 1932, ma grand-mère, qui était alors une fillette de 12 ans, a dû quitter à jamais sa maison familiale du hameau proche du village cosaque d'Orlovskaïa, dans le nord-ouest de la région de Krasnodar [en Russie], et qu'elle a marché pendant deux jours, parcourant environ 80 kilomètres pour rejoindre sa sœur établie à Eïsk [au bord de la mer d'Azov], en se nourrissant uniquement de trognons de chou gelés glanés dans des champs bien après la récolte. Une fois la nourriture épuisée chez eux, ses parents l'avaient envoyée chez sa sœur, dans une ville moins touchée. Ils avaient décidé de rester dans leur maison pour y mourir doucement de faim. Comme nous l'ont raconté de lointains parents et des voisins qui ont survécu par miracle, mes arrière-grands-parents ont tenu deux mois ainsi, et péri en février 1933.

L'énorme différence entre la Russie et l'Ukraine dans leurs réactions officielles à ce tragique anniversaire ne peut s'expliquer uniquement par une différence d'échelle : en effet, la faim a tué " 4 à 5 millions de personnes en Urkaine, et plusieurs centaines de milliers "seulement" en Russie. En Ukraine, on estime que, parmi les catastrophes qui ont frappé le pays, la Grande Famine est pire que la Seconde Guerre mondiale. Mais même si la Russie n'a pas perdu des millions de personnes, pourquoi ne pourrait-elle pas rendre un hommage national à la mémoire de plusieurs centaines de milliers de victimes. Ce qui se dit aujourd'hui, c'est que la Russie souhaite se démarquer autant que possible de la tragédie des années 1932-1933 pour de simples raisons politiques.

Les pouvoirs publics russes ont peur de perdre leur guerre médiatique face à l'Ukraine. Kiev exige en effet des autres pays qu'ils octroient au "Holodomor" le caractère de génocide perpétré contre le peuple ukrainien. Même si le régime [soviétique] coupable de ce crime a disparu depuis longtemps, Moscou redoute, si ce fait est reconnu, que la Russie doive endosser la responsabilité morale et probablement matérielle de la mort de ces millions de personnes. Le Kremlin fait donc tout son possible pour faire échouer les projets de Kiev de conférer à la Grande Famine, sur la scène internationale, la même importance que l'Holocauste des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. La Russie tente aussi de faire oublier cet événement politiquement sensible.

Il se trouve que les documents qui désigneraient une cible ethnique précise pour une famine artificiellement provoquée n'existent pas. A cette époque, Moscou devait rembourser les crédits octroyés par l'Allemagne en faveur de son industrialisation, et, dans les régions productrices de céréales, toute la nourriture était confisquée aux paysans, raclée jusqu'au dernier grain de blé. En outre, la géographie de la famine montre bien que, hormis l'Ukraine, elle a frappé le Kouban, la région de Stavropol, le Don, la basse et la moyenne Volga : autant de territoires appartenant à la Fédération de Russie. Un an auparavant, elle avait sévi au Kazakhstan, qui faisait alors partie lui aussi de la République soviétique fédérative socialiste de Russie [RSFSR].

Dans la plupart de ces régions, les campagnes les plus touchées par la famine étaient peuplées d'un mélange de Russes et d'Ukrainiens, ainsi que de Cosaques que les statistiques officielles rattachaient parfois aux Russes, parfois aux Ukrainiens, et que le pouvoir soviétique détestait ouvertement [pour leur esprit d'indépendance]. Au début des années 1930, s'engage une politique d'éradication des Ukrainiens du Kouban, région qui, avant la révolution de 1917, a compté jusqu'à 80 % de locuteurs de "petit-russien". Après la famine et la désukrainisation, le nombre d'Ukrainiens de la RSFSR n'est plus, au recensement de 1937, que de 3 millions, contre 7,8 millions en 1926.

Comment s'achèvera la bataille en coulisses entre Kiev et Moscou pour savoir si la Russie contemporaine est l'héritière des seules réussites et du patrimoine de l'URSS, ou si elle doit aussi assumer les passifs d'un Etat qui s'est effondré ? En fait, ce n'est pas la question qui me préoccupe le plus : la volonté du pouvoir russe de passer cet anniversaire tragique sous silence, je le ressens comme une insulte à mon égard, à celui de ma famille et des familles des autres morts de la faim. De la même manière, je prends comme un affront l'absence de réaction officielle à la mise à sac le 17 novembre de l'exposition de documents sur l'"Holodomor" tirés des archives ukrainiennes qui se tenait à Moscou, acte de vandalisme perpétré récemment par les militants de l'Union de jeunesse eurasiatique

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