La Réserve fédérale américaine a expédié en Irak près de 12 milliards en espèces. L'essentiel de cette somme a disparu dans la nature.
http://www.ledevoir.com/2007/02/09/130483.html
De mai 2003 à juin 2004, alors que l'Irak était placé sous le contrôle de l'Autorité provisoire de la coalition (CPA), les Américains y ont pour ainsi dire perdu la trace de près de 12 milliards de dollars en argent comptant qu'ils avaient emballés et expédiés sur place par avions-cargos. Et même celui qui devait en superviser la distribution, le responsable américain Paul Bremer, avoue qu'il ignore complètement ce qu'est devenu l'argent qui avait alors été remis aux différents ministères irakiens pour répondre à un urgent besoin de liquiditées.
Le président démocrate de la commission sur la réforme du gouvernement, Henry Waxman, n'a pas manqué de rappeler cet épisode pour le moins étonnant mardi, au Congrès, lors de l'audition de sa commission sur la fraude en Irak, chargée notamment «d'évaluer les actions de l'Autorité provisoire de la coalition». En guise de preuve, il a d'ailleurs exhibé des photos de billets compressés sur des palettes de bois, prêts pour l'embarquement. Au total, on parle de 363 tonnes de billets, surtout des coupures de 100 $, qui ont été expédiés en Irak à bord d'avions-cargos C-130.
«En treize mois, entre mai 2003 et juin 2004, la Réserve fédérale à New York a expédié en Irak près de 12 milliards de dollars en espèces, a-t-il expliqué. Pour ce faire, elle a dû emballer 281 millions de billets, dont 107 millions de billets de 100 $. Les chiffres sont si importants qu'il paraît impossible qu'ils soient vrais.» «Quel individu sain d'esprit enverrait 363 tonnes d'argent comptant dans une zone de conflit? Pourtant, c'est exactement ce que notre gouvernement a fait», a lancé par la suite M. Waxman.
Si les faits ont été établis pour l'essentiel en 2005 par l'inspecteur général pour la reconstruction de l'Irak, Stuart Bowen, la destination des fonds n'a jamais été élucidée. On sait toutefois qu'il ne s'agit pas de deniers provenant du gousset américain. D'ailleurs, Paul Bremer et le ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, ont veillé à ce que la reconstruction de l'Irak soit financée par le pays «libéré», c'est-à-dire par les Irakiens eux-mêmes.
En fait, lorsque M. Bremer, l'ancien responsable américain à Bagdad, est arrivé en Irak, en mai 2003, il restait six milliards de dollars du programme Pétrole contre nourriture des Nations unies. Il pouvait aussi compter sur des avoirs saisis et gelés, ainsi que sur au moins 10 milliards de dollars générés par la reprise des exportations pétrolières. En vertu de la résolution 1483 du Conseil de sécurité, votée le 22 mai 2003, tous ces fonds ont été transférés sur un nouveau compte ouvert auprès de la Réserve fédérale de New York, le «Fonds de développement pour l'Irak». Ils étaient destinés aux dépenses de l'Autorité provisoire de la coalition «dans la transparence [...] au profit du peuple irakien».
Paul Bremer, qui a dirigé la CPA de mai 2003 à juin 2004, a pourtant reconnu cette semaine qu'il ignorait ce qu'était devenu l'argent qui avait été remis aux différents ministères irakiens. Chose certaine, les milliards de dollars n'ont pas tous servis à la reconstruction. Pour justifier ce «flou», M. Bremer a rappelé la situation de «chaos» qui prévalait alors en Irak, un pays privé de banques et d'ordinateurs, ce qui avait obligé ses services à régler les dépenses en espèces. Il a ainsi soutenu ne connaître «personne ayant séjourné pendant une durée significative en Irak qui pense qu'il était possible, dans les conditions où nous travaillions», d'arriver à contrôler étroitement l'utilisation des fonds distribués aux responsables irakiens.
«Pour moi, cette situation exigeait une surveillance plus étroite, un mécanisme permettant au gouvernement intérimaire d'être informé sur l'usage de l'argent», a rétorqué l'auteur de l'audit qui avait révélé l'affaire, Stuart Bowen, appelé à témoigner en même temps que M. Bremer. M. Bowen estime d'ailleurs que le laxisme dans la gestion de la CPA s'applique à l'ensemble des 20 milliards qu'elle a dépensés. Cette Autorité provisoire a été établie par les États-Unis et les autres pays de la coalition après l'invasion de l'Irak en mars 2003. Elle a été dissoute en juin 2004 lors du transfert de pouvoir aux autorités irakiennes.
«Est-il possible que cet argent soit tombé aux mains de ceux qui nous attaquent et que nous ayons en fait financé nos ennemis?», a demandé pour sa part M. Waxman. «Si une telle hypothèse était prouvée, je serais préoccupé», a répondu M. Bremer, qui apparaissait devant le Congrès pour la première fois depuis trois ans. Une hypothèse soulevée par des membres de la CPA dans une note interne datant de mai 2004. «Beaucoup de fonds ont été perdus en corruption et en gaspillage. [...] Des milliers d'employés "fantômes" ont reçu de l'argent de ministères irakiens contrôlés par l'Autorité provisoire. Certains de ces fonds ont pu enrichir des criminels et des insurgés.»
Processus douteux
Les «irrégularités financières» décrites dans les rapports d'audit effectués par des agences fédérales américaines et par des agences travaillant pour la communauté internationale donnent en effet un aperçu de la mentalité et des méthodes des autorités d'occupation américaines. Elles distribuaient carrément des camions entiers de billets verts pour lesquels ni elles ni les bénéficiaires n'estimaient devoir rendre des comptes. Les masses de capitaux saupoudrés un peu partout devaient servir à remettre sur pied l'économie irakienne, complètement anéantie.
Et les exemples de «laisser-aller» ne manquent pas. Ainsi, la CPA disposait de près de 600 millions de dollars en espèces, dont il ne reste aucune trace écrite: sur cette somme, 200 millions de dollars étaient conservés dans une pièce de l'un des palais de Saddam Hussein. Le soldat américain qui en avait la garde mettait la clé dans son sac à dos, qu'il laissait sur son bureau quand il partait déjeuner. Tout cet argent irakien, et non américain, était le plus souvent gardé dans des endroits non sécurisés, comme des bureaux de ministères.
Au moment de transmettre le pouvoir à un gouvernement irakien intérimaire, les autorités américaines ont en outre procédé à une véritable liquidation des fonds irakiens envoyés des États-Unis. À une semaine de la transition, un haut responsable s'est ainsi vu confier 6,75 millions de dollars avec pour mandat de tout dépenser avant la passation des pouvoirs. Un autre s'est vu remettre 25 millions en liquide, une somme pour laquelle les services de Bremer ont reconnu ne posséder «aucun justificatif».
Par ailleurs, alors que M. Bremer était censé gérer ces fonds irakiens dans la transparence, ce n'est qu'en octobre 2003, soit six mois après la chute de Saddam Hussein, qu'a été mis en place un contrôle financier international des dépenses de la CPA à travers le Conseil international consultatif et de contrôle, qui comprend des représentants des Nations unies, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international et du Fonds arabe pour le développement économique et social.
On a ainsi découvert, après la transition, que la CPA ne tenait pas de comptes pour les centaines de millions de dollars en espèces gardés dans ses coffres, qu'elle avait accordé sans appels d'offres des milliards de dollars de contrats à des entreprises américaines et qu'elle ne savait absolument pas ce qu'était devenu l'argent du Fonds de développement pour l'Irak dépensé par les ministères du gouvernement provisoire irakien.
Le Congrès américain avait pour sa part décidé de consacrer 18,4 milliards de dollars de l'argent des contribuables américains à la reconstruction de l'Irak. Toutefois, lorsque M. Bremer a quitté Bagdad, à la fin de juin 2004, l'Autorité provisoire avait déjà dépensé 20 milliards de dollars de l'argent irakien, contre 300 millions de dollars de fonds américains.
La reconstruction de l'Irak représente le plus important programme d'occupation mené sous la houlette des Américains depuis le plan Marshall -- mais, dans ce dernier cas, c'est le gouvernement américain qui payait.
Le Devoir
Avec l'Agence France-Presse, la BBC, The Guardian, Le Monde et Reuters
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