Son nom sonne comme celui d'un mouvement underground allemand, mais il n'en est rien : Untergunther est un mot purement inventé, dénué de sens. Il désigne un groupe clandestin, basé à Paris, qui a pour ambition de "restaurer les parties invisibles du patrimoine".
De septembre 2005 à septembre 2006, plusieurs membres de cette organisation ont occupé le Panthéon - à l'insu de l'administration - dans le but de réparer son horloge. "C'est une horloge Wagner, qui date de 1850. Elle ne fonctionnait plus depuis 1965 et tout le monde l'ignorait. On l'a remise en état avant qu'il ne soit trop tard", raconte l'un des porte-parole d'Untergunther, Lazar de son nom de code.
Cette intrusion dans un monument historique hautement symbolique de la capitale a valu à quatre membres de ce groupe de comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris, vendredi 23 novembre. Lazar, Peewee, Do et Lanso - deux hommes et deux femmes - ont déroulé leur histoire invraisemblable, mais véridique, sous l'œil réprobateur du président de la 12e chambre, Eric Meunier.
Agés de 35 à 40 ans, d'apparence BCBG, ces "explorateurs urbains" font partie d'un réseau plus vaste, UX, qui rassemblerait "entre cent vingt et cent cinquante" personnes. Certains membres sont mineurs mais la plupart sont des trentenaires, parfaitement insérés : parmi eux, il y aurait des avocats et même une procureure.
"On n'est pas des squatteurs. Créé dans les années 1980, à l'époque où les soirées dans les carrières étaient à la mode, UX investit des sites inutilisés tout ou partie du temps, comme une station de métro la nuit. Ces lieux sont des "délaissés urbains". On y organise des activités positives et apolitiques : festivals de films, rénovation patrimoniale", a expliqué Lazar au Monde. Ainsi, en 2004, la police avait découvert une salle de cinéma sous le Trocadéro, animée par la Mécanique de perforation. Un autre groupe composé exclusivement de filles, House Mouse, serait spécialisé dans le repérage des lieux et le décodage de serrures.
A entendre les membres d'Untergunther, pénétrer dans le Panthéon en dehors des heures d'ouverture au public est un jeu d'enfant : le plus simple est de se laisser enfermer dans le vaste bâtiment. Puis de refaire les clés, que les gardiens ont l'habitude de suspendre devant le pupitre, à l'accueil ! A une époque, les visiteurs du soir pouvaient même emprunter l'échafaudage extérieur qui descendait jusqu'au sol tel un escalier métallique, du côté de l'Hôtel des Grands Hommes.
Autre option, par un soupirail situé à l'extérieur, on accède à des égouts qui mènent à la tombe de... Jean Jaurès - certains experts du ministère de la culture ont effectué le trajet souterrain. Tout cela est connu de quelques initiés. Ainsi, des élèves du lycée Henri-IV ont fait des virées nocturnes au Panthéon.
Les membres d'Untergunther, eux, y ont pris leurs quartiers. Pendant un an, ces spécialistes de l'infiltration se sont "planqués" dans la galerie circulaire située à la base du dôme, côté rue Soufflot. Dans cet espace voûté, dont les meurtrières offrent une vue sublime sur la ville, ils ont apporté leur matériel et aménagé un salon de fortune : fauteuils en bois escamotables en caisses, table à manger, nappe à carreaux, plaque électrique, etc. Ils y ont passé leurs soirées et leur temps libre, après le travail. Ils y ont même reçu du courrier...
L'atelier de restauration, baptisé UGWK, a été piloté par Jean-Baptiste Viot, un horloger anciennement employé par la prestigieuse maison Bréguet, de la place Vendôme. Entouré d'une équipe, le jeune homme a refait des pièces manquantes et remis en marche le mécanisme, pour un coût de "4 000 euros en matériel".
Septembre 2006 : leur ouvrage achevé, les membres d'Untergunther ont fait leur coming out. Ils sont allés trouver l'administrateur du Panthéon, qui était alors Bernard Jeannot. En apprenant l'histoire, celui-ci est tombé des nues. Passé l'effet de surprise, il a bien fallu réagir. Mais comment ?
Le Centre des monuments nationaux (CMN), qui gère le Panthéon, n'est pas avide de communication. L'affaire donne l'impression que l'on peut entrer dans des lieux prestigieux comme dans un moulin. Comment les membres d'Untergunther ont-il pu aller et venir à leur guise, sans être inquiétés ? L'histoire est loufoque. Inévitablement, s'inquiète le CMN, elle va donner des idées à des individus ayant des buts moins louables que l'entretien des biens culturels. Accessoirement, enfin, les passagers clandestins du Panthéon auraient pu faire une chute mortelle...
Tout compte fait, décision est prise de poursuivre Untergunther. D'octobre 2006 à mai 2007, le Centre des monuments nationaux dépose plusieurs plaintes contre le groupe. En vain : à chaque fois, le parquet classe sans suite. En France, la loi ne prévoit rien contre l'introduction illégale dans un monument national. Il y a comme un vide juridique.
En attendant, le commissariat du 5e arrondissement parisien multiplie ses rondes. Finalement, le 14 août, à 3 heures du matin, la police interpelle quatre membres du groupe alors que l'un d'eux "s'affaire sur le cadenas" d'une grille du Panthéon - à l'intérieur de l'édifice, une équipe de télévision japonaise est en train de tourner un reportage. Cette fois-ci, le parquet croit tenir un motif valable : il y aurait eu dégradation volontaire de la gâche de fermeture de la grille.
Les choses se gâtent lors de l'audience devant le tribunal correctionnel, le 23 novembre. Très vite, il apparaît que l'accusation ne tient pas la route. Les quatre prévenus n'ont d'ailleurs pas jugé utile d'être représentés par un avocat. Celui du Centre des monuments nationaux, Eric Gomez, se démène pour essayer de prouver qu'ils ont bien scié la gâche et commis d'autres dégradations, et réclame 48 300 euros de dommages et intérêts.
Sans succès. Le parquet a "stupidement poursuivi" sur cette histoire de gâche, déplore la procureure, Anne Benejean. Pourquoi n'avoir pas retenu d'autres délits aisément qualifiables, s'interroge-t-elle : recel de clés, faux et usage de faux, l'un des quatre prévenus s'étant procuré une fausse carte d'agent des monuments nationaux ?
La procureure requiert la relaxe tout en donnant une leçon aux membres d'Untergunther : "On se croirait un peu dans un jeu de rôle, avec des chevaliers. Vous devez cesser de jouer !" De plus, ajoute-t-elle, une condamnation inscrite au casier judiciaire pourrait coûter son poste à l'une des deux jeunes femmes, infirmière à l'hôpital public. Le président, Eric Meunier, confirme la relaxe mais lance cet avertissement : "Vous pouvez encore faire l'objet de poursuites pénales ."
Le Centre des monuments nationaux va-t-il relancer la procédure ? "Il est encore trop tôt pour le dire", a indiqué au Monde le directeur du CMN, Vincent Leroux, qui ajoute : "Je ne suis pas sûr que l'objectif d'Untergunther soit la réparation de l'horloge. N'y a-t-il pas le goût du challenge, de la transgression des interdits ?"
Reste une question essentielle, mais visiblement taboue : la restauration de l'horloge du Panthéon est-elle de bonne qualité ? "Oui", souffle-t-on à la direction de l'architecture et du patrimoine du ministère de la culture. Sur le plan mécanique, elle fonctionne. Mais, faute d'avoir été remontée, l'horloge s'est arrêtée. Ubuesque, jusqu'au bout.
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