Une Ferme Exceptionnelle
Miroir grossissant [un article de Suzanne Ollagnon]
mardi 13 juillet 2004.
Grâce à la présentation d’une méga-ferme parachutée dans le désert d’Arabie Saoudite (tirée d’une revue éditée par Danone) apparaît une image grossie de l’agriculture productiviste mondialisée. Y répond un plaidoyer pour une agriculture non dévoyée, une agriculture éco-écologique. Article de résistance qui s’inscrit dans la relation réaffirmée entre polycultures écologiques et diversités culturelles.
Suzanne Ollagnon est fromagère dans une ferme en bio-dynamie au Sud-Ouest de Lyon.
Les lignes qui suivent sont rédigées à partir d’un article intitulé Visite guidée de la plus grande ferme du monde, paru dans la revue Le producteur de lait (nov./déc. 2003), éditée par Danone en France et destinée aux agriculteurs qui vendent leur lait à Danone. Les citations sont en italique.
En Arabie Saoudite, à 100 kilomètres de Ryad, au milieu du désert qui reçoit quelques dizaines de millimètres d’eau par an et où la température peut dépasser 50°C en été, ON a imaginé et réalisé grâce à la volonté du Prince Abdoullah Al Faisal Al Saud et son groupe Al Faisaliah une méga-ferme.
Là vivent 32 000 vaches ou génisses (dont 16000 vaches en lactation) de race Holstein en stabulation libre avec des structures couvertes équipées de rideaux et de ventilation humides. Les vaches sont traites trois fois par jour dans 6 salles de traites (qui comptent entre 80 et 120 postes de traite) et donnent 165 millions de litres de lait par an (452000l/j). Le lait est refroidi et envoyé quelques centaines de mètres plus loin à l’usine de produits laitiers frais Al Safi, qui appartient à la filiale du groupe Danone : Danone AlSafi.
Ainsi, au milieu du désert, côte à côte, une usine à fabriquer le lait et une usine à transformer le lait.
50% de l’alimentation (foin, luzerne) sont produits sur l’exploitation grâce à l’irrigation qui va parfois pomper l’eau à plus de 1800 mètres ! Le reste est acheté sur le marché mondial en fonction des besoins protéiques et énergétiques fixés par les nutritionnistes et des opportunités du marché : maïs, orge, soja, graines de coton, pulpe de betteraves....
Dans cette ferme travaillent 1 400 personnes , des manœuvres locaux, et des généticiens, des nutritionnistes, des vétérinaires (une dizaine de vétérinaires est là pour traiter les vaccinations et autres maladies éventuelles) anglais, australiens, hollandais.
Puis DANONE médite :
Dans un pays où l’eau est deux fois plus chère que l’essence, le bilan de l’exploitation en terme d’utilisation d’eau laisse songeur : entre l’irrigation des cultures, l’aspersion régulière des stabulations pour maintenir un climat acceptable et les quantités bues par les vaches, plus de 500 litres d’eau sont nécessaires pour produire un litre de lait !... La ponction d’importantes quantités d’eau dans la nappe aquifère pose aussi des problèmes de salinité qui ont même poussé la ferme à délaisser les hectares irrigués les plus proches pour aller cultiver le fourrage quelque 200 kilomètres plus loin, là où la nappe était plus abondante et plus accessible. De quoi se poser des questions à l’heure où l’on parle beaucoup de développement durable.
Et DANONE conclue pour ... rassurer le producteur de lait français :
Est-ce un modèle extrapolable ? Les quelques éléments relatés montrent clairement dans le cas de la ferme Al Safi les limites économiques d’un tel système. Un autre point concerne bien évidemment les conséquences en terme d’aménagement du territoire et de "ruralité" : la plus grande ferme du monde est née au milieu du désert et ce n’est pas par hasard. Pour autant serait-on prêt à désertifier nos campagnes pour développer ce système ? La réponse semble évidente. Mais même si le modèle de la petite exploitation semble aux antipodes de ce type de production industrialisée, il est bon de savoir que d’autres modèles existent dans le monde et que la volonté et l’ambition ont aussi permis de développer des systèmes originaux.
Vous connaissez maintenant la ferme Al Safi et le discours raisonné tenu par Danone pour ses fournisseurs de lait.
A mon tour de vous faire partager quelques réflexions !
Voilà donc une ferme gigantesque "hors sol". On sait depuis longtemps que l’on peut fabriquer du camembert ailleurs qu’en Normandie ! Mais parachuter une ferme en plein désert et créer la ferme la plus grande du monde ! Quel est ce rêve qui veut mettre bout à bout oléoduc et lactoduc, faire cohabiter or noir et voie lactée ? Miracle des produits financiers du pétrole qui donnent le pouvoir total, celui qui se moque du temps et de l’espace. Qui peut faire surgir, faisant abstraction du milieu géographique, climatique et historique, une ferme, prédatrice de la terre et de ses réserves d’eau au nom d’un modèle productiviste, une méga-ferme hors contexte local mais bien intégrée dans le marché mondial des matières premières et inspirée de l’idéologie techniciste commune du vivant.
Une usine à lait, avec des vaches comme capital circulant.
L’agriculture non dévoyée est pourtant dans son esprit et ses pratiques l’activité humaine la plus éco-écologique qui soit. L’agriculteur sait utiliser les dons et faiblesses d’un lieu, les exploiter avec connaissance et mesure pour produire des biens qui nourrissent les hommes. Il cherche même à produire avec "économie", en consommant le moins d’intrants et d’énergie possibles. Il ne prélève sur la nature que ce qui est nécessaire grâce à des façons culturales pertinentes et plus économiques que les ajouts de désherbants ou d’engrais grands consommateurs d’énergie. Il existe une agriculture qui est économe de tout et qui ne jette et donc ne rejette rien. Les dits "sous-produits" sont intégrés à la production : paille pour la litière, fumier pour le compost, sarments de vigne pour allumer la chaudière, petit lait pour nourrir les cochons, déchets du tri des céréales pour les poules...La prédation et la pollution de la terre sont des manquements à l’esprit de l’économie, je veux parler de l’économie rendue à son domaine spécifique . Quand l’agriculture devient productiviste, c’est exclusivement au profit d’un ou plusieurs autres secteurs économiques et sur le dos de la terre. Ainsi survit la ferme Al Safi.
L’agriculture économique est écologique.
Mieux encore ! L’agriculture non dévoyée ne se contente pas de maintenir la vie, elle vivifie la terre. Elle ne l’exploite pas, elle la bonifie. Dans la ferme Al Safi, une fois la terre devenue trop salée par l’irrigation, on va plus loin et on recommence... Dans une oasis, grâce à l’eau et aux hommes, on crée des îlots de vie au milieu du désert qui demeurent.
L’agriculture est tout un art...enfin, disons qu’il y a un art de cultiver comme il y a un art d’éduquer. Un enfant se présente avec ses dons/faiblesses, ses potentialités/entraves, individualité unique. L’art de l’éducateur consistera à permettre l’expression de tous ces éléments avec la vie qui se pointe dans sa chronologie pour que l’homme se déploie. Ce qu’on lui apprend en "prêt à penser" est secondaire.
L’agriculture est l’art de travailler le sol et d’élever des animaux en valorisant toutes les particularités d’un lieu. L’essentiel est de comprendre la vie qui se présente en ce lieu, de pénétrer les solidarités cachées vivant entre les différents règnes. Ce qu’on apporte en "prêt à pousser" est secondaire.
Il y a une relation réelle entre le développement de la bio-diversité dans l’agriculture et l’épanouissement des individualités. Une monoculture des esprits voudrait bien nous faire oublier ce lien entre bio-diversité et liberté.
Je propose d’écouter Vandana Shiva :
"Percevoir la diversité signifie percevoir toutes ses composantes quelque soit leur petitesse ou leur grande taille, et reconnaître que les rôles et l’interdépendance de toutes ces parties posent des limites à l’exploitation des autres espèces, des limites à l’arrogance du genre humain. L’exemple même de la haute productivité des systèmes fondés sur la diversité est celui des champ à neuf graines (navdanya) ou à douze graines (barnaja). Ils produisent beaucoup plus que n’importe quelle monoculture. Ils ne disparaissent pas à cause de leur faible rendement, mais parce qu’ils ne demandent pas d’intrant, puisque les céréales y poussent en symbiose avec des légumineuses qui leur fournissent de l’azote. La production de ces champs, très diverse, procure à une famille tout ce dont elle a besoin. Cette diversité va à l’encontre de la mono-production de masse à but commercial. La prudence écologique réside dans les polycultures, et procure la liberté. Recouvrer la diversité de la production est le moyen de s’opposer à la mondialisation qui détruit les modes de vies, les cultures et les écosystèmes du monde entier. En multipliant nos options, nous créons les outils de la résistance et de la reconstruction."
Et encore :
"Brûlent nos terres,
Brûlent nos rêves
Versez de l’acide sur nos chants
Couvrez de sciure
Le sang du peuple massacré
Etouffez de technique
Les cris de tout ce qui est libre, sauvage ou indigène.
Détruisez
Détruisez
L’herbe et le sol, rasez jusqu’à la terre
Toute ferme, tout village
Qu’ont construit nos ancêtres
Tout arbre, toute maison
Tout livre, toute loi
Et toute justice, toute harmonie.
Aplatissez de bombes toutes les vallées
Effacer de vos édits notre passé,
Notre littérature, notre image.
Dénudez les forèts et la terre,
Qu’aucun insecte
Aucun oiseau
Aucune parole
Ne trouve à se cacher. Allez-y et faites davantage.
Je ne crains pas votre tyrannie.
Je ne désespère jamais
Car je garde une graine
Une petite graine vivante
Que je conserverai
Et planterai à nouveau."
(Vandana Shiva : Ethique et agro-industrie - Main basse sur la vie, 1996,Editions : L’Harmattan)
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